ARTICLE
Innocent Claude MBARGA (doctorant ès lettres)
Université de Yaoundé I
DETERRITORIALISATION ET DESINTEGRATION DES ITEMS PROPHETIQUES-BIBLIQUES DANS LA PROPHETIE DE JOAL DE S.-M. ENO BELINGA : LECTURE DU « SIXIEME CHANT »
PRELUDE
« Mais comment, avec les seules ressources du langage, peut-on visualiser l'espace ? » Cette question que pose Christian JACOB1 peut nous permettre d'aborder plus facilement la préoccupation sur la « topicalisation » dans le discours littéraire. De fait, Le discours poétique, comme tout discours littéraire, du point de vue cosmographique affleure assez de difficultés pour s'insérer dans l'espace – et le temps – réel. C'est par là qu'il s'institue a priori comme un processus de virtualisation ou de « fictionalisation ». Inversement pourtant c'est la possibilité d'opérer une « réalisation » du virtuel discursif qui donne à la poésie son droit de cité. De telles considérations associées à la démarche géocritique proposée par Bertrand WESPHAL font que, à la lecture de La Prophétie de Joal, le « Sixième chant » apparaisse potentiellement productif quant à son dispositif intertextuel susceptible de révéler les rapports étroits et suffisamment discrets entre le destin étrange des « enfants de Joal » et celui d'Israël, « le peuple de Dieu ». Donc, avec une géographie réécrite, une histoire et un peuple repensés et un poète géologue-prophète, il n'est pas inutile d'interroger le sens profond de « cette Joal céleste » dont parle Max DIPPOLD en nous rappelant que « C'est le discours qui fonde l'espace... De toute évidence le référent commence à s'imposer à partir du moment où l'espace prend une coloration idéologique ».2
DE LA REFERENCIATION TOPIQUE DE JOAL
Dans La prophétie de Joal, la première difficulté à laquelle butte le lecteur est la topographie exacte de Joal. S'agit-il d'une Joal réelle ou imaginaire ? Ou alors les deux à la fois ? Dans les faits Joal réelle n'est pas une ville mythique ou imaginaire qui, Joal céleste dans la perspective discursive du « sixième chant » d'ENO BELINGA, ne saurait s'identifier à un ailleurs inconnu au-delà ou en-deçà de l'espace géographique et culturel terrestre. C'est ici que prennent effet le jeu et l'enjeu poétique : la reconstitution d'un référent non référencé concrètement sur le plan topique conduit au constat que le paisible espace balnéaire de Joal ne saurait se prévaloir du somptueux titre de « cité céleste ». De là, l'hypothèse du médium est plus évidente, d'autant plus qu'il s'agit d'un texte poétique, texte toujours à la trainée d'un déclic. Mais comment expliquer cette hypothèse du médium ?
Max DIPPOLD affirme qu' « en appliquant contre l'oreille le trophée de Joal, ENO BELINGA entendit le mugissement faible de l'Atlantique »3. Un rite qu'exécutent tous ceux qui ont fréquenté la Plage de Joal au Sénégal. A la différence que le poète lui se trouve dans son domicile à Yaoundé. Révélation ou vision, les deux termes impliquent des réactions similaires. Ils invitent le poète à révéler à la masse non initiée, impliquée ou non dans son « rêve poétique », son contenu prémonitoire. Et justement à ce niveau le poète devient prophète de son peuple. De quel peuple ?
La deuxième difficulté survient : l'on est toujours tenté de dire, à contre courant du poète, que « la prophétie de Joal (n')est pas une ». Cela à partir du moment où l'ambiguïté sémantique de Joal, dans le syntagme nominal du titre comme dans l'univers du poème, demeure productive à plusieurs niveau (on y reviendra à la fin de ce propos).
On comprend que la référenciation spatiale de Joal ne saurait se préciser par la simple désignation. Et même si volontairement mais sans conviction nous admettons que Joal est géographiquement localisable sur une carte du monde, l'identité et le destin des « enfants de Joal » peuvent-ils nous conforter dans une telle position ?
DU DESTIN A L'IDENTITE DE JOAL
Deux moments d'analyse peuvent nous permettre de reconstruire l'univers joalique d'E. BELINGA. Il s'agit de l'intertextualité biblique et du substrat socioculturel et historique.
Poétisation du dit biblique.
Le « sixième chant » s'ouvre sur le mode discursif de la prophétie : « Mais viendront des temps... » Par la suite tout le chant prend alors une coloration biblique dans laquelle transparaît avec une sobre évidence les passages de Mathieu 24 : 6-12 : « Vous entendrez parler de guerres et de nouvelles guerres...Nation se lèvera contre nation et royaume contre royaume, et il y aura des disettes et des tremblements de terre... alors on vous livrera à la tribulation... », etc., etc.
Ces phénomènes qu'annonce le Christ sont aussi ceux que le poète présage pour Joal (cf. V.5-18). Ainsi le destin de la celle-ci ressemble étrangement au destin du peuple d'Israël, peuple de Dieu. En ce sens le destin de Joal est une épreuve au sortir de laquelle – parodie et ironie biblique marquées par le passage inverse de la « Nouvelle Alliance » à l' « Ancienne Alliance » – sera jugé, non pas la descendance de Joal, mais à la fois les oppresseurs et tous les « enfants de Joal » qui « ont perdu la lumière des talents ». le chemin de l'exil se retrace, pour chaque enfant comme pour tous, matérialisant simultanément et/ou alternativement l'espoir et le désespoir d'un peuple en péril : l'Israël captive dans cette puissante Egypte que frappera de « dix plaies » (Exode 7-12) « le grand maître »(cf. V58-74).
La « maison de Joal » serait-elle alors la descendance d'Abraham, d'Isaac et de Jacob soumise régulièrement à l'épreuve de « La grande colère du maître tout puissant » ? Rien n'est moins sûr puisque le dit biblique s'enchevêtre au substrat socioculturel et historique des « enfants » de la Joal sénégalaise réelle, et peut-être au-delà.
Poétisation de la Joal
Domineront sur la maison
De Joal toutes nations étrangères venues de loin
Appliquée à la Joal réelle l'équation de l'identification reste sans solution si l'on ne s'en tient qu'à ces deux vers qui inaugurent le versant sociohistorique du « sixième chant ». La colonisation sénégalaise étant « une », c'est-à-dire exclusivement française, elle est loin de correspondre au flux des nations conquérantes dont parle le poète. On est ainsi amené à admettre une Joal plurielle dont la vraie Joal ne serait qu'une représentation réelle « fictionnalisée ».
Les thèmes proéminents de la colonisation et de l'esclavage sont des « critèmes » révélateurs du destin et de l'identité culturelle de la « maison de Joal » : le peuple africain. De ce point de vue il est question pour le poète de réaliser, au moyen d'un itinéraire synecdotique, la projection futuriste d'un passé africain déjà très évident dans les esprits et re-présenter « l'étrange destin » d'un peuple échangé « contre son gré et à prix d'argent », massé sur « le Sanctuaire de Gorée (sera) devenu dépôt d'esclave ».
Au-delà de cette fiction poétique de l'Histoire et conscient de sa mission, le poète maintient la tension prophétique du poème ; il truque le temps de l'Histoire par le temps verbal du discours. Au lieu que le présent, le passé composé, le passé simple et l'imparfait prennent en charge la relation des faits historiques, futurs simple et antérieur s'y installent. Et tout devient prospectif, prophétique. Sous le joug des futurs conquérants de La Prophétie de Joal, la descendance africaine du passé historique
Chantera si on lui dit de chanter en chœur
Dansez pour nous la danse de chez vous
Partant, sa vraie identité culturelle s'évanouit dans le vague de l'inaction, de l'inertie, de la souffrance, de la violence et de l'assujettissement (cf. V35-55).
EN GUISE DE CONCLUSION
Notre souci dans ce propos a été de montrer par une approche intertextuelle la porté géopoétique et sociopoétique du « sixième chant » de la Prophétie de Joal. La lecture géocritique et sociocritique nous a permis ici d'établir que, sur fond de synecdoque, la référencialité géographique de La Joal, rendue possible par la désignation, se fictionnalise en dernier ressort. Le transfert des éléments bibliques à l'Histoire et l'adaptation des évènements socioculturels au dit biblique entretiennent le va-et-vient fondamental entre poétisation et prophétisation, entre réalisation du fictionnel et fictionalisation du réel. On comprend comment le poète a su délocalisé « la terre promise », la Jérusalem terrestre, « la terre promise » vers Joal. Ainsi le peuple d'Israël n'étant plus pour lui que « la maison de Joal », la « Joal céleste » d'ENO BELINGA est une autre « Jérusalem céleste »,donc une Joal simplement imaginaire qui, en se topicalisant conceptuellement en Afrique délimite son aire culturel sans s'insérer dans aucune aire géographique. C'est par là que le poète peut s'inscrire dans le registre de la « négritude de combat », qu'il dépasse en effet. Représentant en tant que prophète et poète, « victime non innocente »4 dirait Louis-Marie ONGOUM il devient par son texte un Prométhée. Son mérite reste ce mythique courage de voler la patrie d'Israël afin de confondre son « grand maître ». Chacun à son devoir :
La prophétie de Joal est une et ne se démontre pas
Et ce n'est point Dieu que vous lésez si vous honorez
La cité de vos pères élevant jusques aux nues
Les talents du maître que vous avez reçus en héritage.
Et nul autre ne sera à sa hauteur, nul n'ira contre son devoir quand
L'homme fort l'homme puissant deviendra une étoupe
Son œuvre une étincelle tous deux brûleront
Ensemble sans que personne dans Joal ne Vi
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